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Les Furtifs d’Alain Damasio

ob_4a0762_furtifsIls sont là parmi nous, jamais où tu regardes, à circuler dans les angles morts de la vision humaine. On les appelle les furtifs. Des fantômes ? Plutôt l’exact inverse : des êtres de chair et de sons, à la vitalité hors norme, qui métabolisent dans leur trajet aussi bien pierre, déchet, animal ou plante pour alimenter leurs métamorphoses incessantes.

Lorca Varèse, sociologue pour communes autogérées, et sa femme Sahar, proferrante dans la rue pour les enfants que l’éducation nationale, en faillite, a abandonnés, ont vu leur couple brisé par la disparition de leur fille unique de quatre ans, Tishka – volatilisée un matin, inexplicablement. Sahar ne parvient pas à faire son deuil alors que Lorca, convaincu que sa fille est partie avec les furtifs, intègre une unité clandestine de l’armée chargée de chasser ces animaux extraordinaires. Là, il va découvrir que ceux-ci naissent d’une mélodie fondamentale, le frisson, et ne peuvent être vus sans être aussitôt pétrifiés. Peu à peu il apprendra à apprivoiser leur puissance de vie et, ainsi, à la faire sienne.

 

La Critique de l’Ogre : 7/10

Troisième roman d’Alain Damasio, Les Furtifs s’inscrit dans une oeuvre cohérente. De nombreuses similitudes avec son premier livre, La Zone du Dehors, sur les thèmes sociétaux abordés, les concepts de soft power et de surveillance dans nos nations démocratiques. En terme de construction et de narration, on retrouve aussi des points communs avec La Horde du Contrevent, son deuxième roman, notamment dans l’écriture de personnages au parler franc et brut, chacun avec son vocabulaire propre. Si j’avais trouvé les premiers pas dans La Zone du Dehors et La Horde du Contrevent compliqués, ici, on se fait happer dès la première page par l’immersivité et la belle écriture – presque poétique – d’Alain Damasio.

Grosse force de Les Furtifs : les idées qui fourmillent dans tout le roman. Un travail titanesque de la part d’Alain Damasio qui a créé un univers complet, riche, détaillé… Il y a cette construction d’anticipation autour de la société, cette idée des entreprises du capital qui rachètent une à une les grandes villes – Orange s’approprie Orange, LVMH Paris… – et qui offrent aux citoyens des « expériences utilisateurs » adaptées à la taille de leur porte-monnaie – rues ou quartiers accessibles qu’à certaines heures en fonction de son forfait, par exemple. Puis, toutes ces organisations « dissidentes » – comme la Volte de son premier roman – proches des zadistes en France, une population alternative, qui aspire à autre chose que la vie proposée par le Grand capital. Et puis toutes ces petites inventions : les bagues de traçage, les nuages de particules qui bombardent de pubs personnalisées, la gestion des data personnelles, le techno cocon… Pour, enfin, aboutir à la grande trouvaille du roman : intégrer son entité fictive, les furtifs, comme antagoniste de cette société.

Les furtifs, donc, dans cette société de la surveillance et de la marchandisation des données personnelles, sont une brillante idée. Cachés à la vue de tous, dans un coin, mais toujours là, ils ne vivent que pour ne pas être vus. Ils se réfugient dans les endroits abandonnés, tout en cherchant parfois le contact avec l’humain. Et il y a la quête de ce père, qui cherche sa fille, intimement persuadé que sa disparition a à voir avec ces fameux furtifs. Cette opposition entre les furtifs et la société, liés par la quête de Lorca et Sahar, est d’une grande exactitude. Les héros sont perdus entre ces deux mondes, celui de l’omniprésence et de l’omnisurveillance contre celui de la furtivité, de la dissimulation, qui échappe à tout contrôle.
Et puis il y a la poésie avec laquelle Damasio raconte la relation des humains aux furtifs, les mots choisis pour les décrire, parler de leurs modes de vie, de leur manière d’interagir avec le vivant. C’est beau, onirique, mélodique… Une grande réussite ! De ce livre ressort une poésie mélancolique que je n’ai jamais lue dans aucun autre roman. Le tout est servi par une écriture belle et originale, qui sort des sentiers battus. Une écriture non conventionnelle, pour sûre…

Mais voilà, c’est là où le livre a fini par me perdre. Si l’histoire est prenante, l’univers génial d’inventivité, les personnages charismatiques, l’écriture s’emballe. Il y a d’abord ce parti pris d’avoir certains personnages à la voix brute, à la limite de la « racaille », qui s’exprime beaucoup par métaphore. Déjà utilisée dans La Horde du Contrevent, cette technique de différenciation de voix est marquée, mais très caricaturale, parce que personne ne parle comme ça. Dans un monde fantastique, pourquoi pas. Mais ici, dans Les Furtifs, dans un monde ancré dans notre temps… D’autant plus qu’on est loin de tout comprendre. On peut se laisser embarquer par les mots, les images, mais… Dans un roman aussi épais, on doit garder un semblant de sens pour pouvoir continuer.
Puis, vers la fin, ça part dans tous les sens. Quand on entend parler certains ‘nouveaux » personnages, on ne comprend carrément plus rien. Certes, on est sur du jeu de mot, de sons, et c’est cohérent avec la permanence du son chez les furtifs… Mais ça lasse, et parfois, on a juste l’impression d’être face à un exercice de style plus qu’à une histoire racontée. Certains apprécieront, peut-être. Pour ma part, oui, mais à petite dose. Je suis rentré dans ce livre avec la sensation d’attaquer l’un des meilleurs livres qu’il m’ait été donné de lire, mais il m’a été très dur d’arriver au bout. Sur la fin, c’était trop.

Une belle histoire, ambitieuse, une plume atypique et poétique, Les Furtifs est un grand roman, mais qui finit par se perdre dans une écriture trop conceptuelle, à la limite de la compréhension… Et pourtant, ça reste très beau du début jusqu’à la fin !

 

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